Les insectes dans le monde de l’art

Alain Montandon, 2022 г.

Entretien avec Alain Montandon

par Margarita Serafimova

 

Alain Montandon est professeur émérite de Littérature Générale et Comparée, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Il dirige plusieurs collections et est membre du comité de rédaction de nombreuses revues. Il a fondé et dirigé le Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines (CRLMC) jusqu’à ce que soit créé à son initiative le nouveau centre, le CELIS (https://celis.uca.fr/). Il a écrit une vingtaine de livres, dirigé plus de 70 ouvrages collectifs et écrit plus de 400 articles scientifiques.

Le programme de recherche le plus récent dirigé par professeur Montandon intitulé  « Des insectes et des hommes » (en référence à Steinbeck), met au premier plan le rapport entre les hommes et les insectes dans une interaction plus ou moins impossible. Parmi les publications issues de ce travail collectif on trouve des titres fascinants comme Les insectes et la musique Les insectes en poésie, L’insecte au miroir des livres pour la jeunesse, La figure de l'apiculteur en littérature et au cinéma, Dictionnaire culturel et  littéraire de l'insecte, etc.

Pourquoi les insectes ? Avant les recherches que vous avez lancées il y a trois ans, apparemment, il n'y avait pas d’autres études sur le rôle des insectes dans les arts ? Y avait-il un défi pour la légitimation de ce champ de recherche ?

Oui, l’insecte a été largement victime de l’indifférence, voire du mépris ou même de l’animosité de nombreuses personnes, préférant les animaux plus facilement anthropomorphisables. Mon intérêt sur les insectes date tout naturellement de l’enfance où j’étais intéressé par les sciences naturelles. Mais plus tard, en réfléchissant « pourquoi les insectes », je me suis rendu compte qu’une très grande part de ma recherches portait sur le rapport à l’autre et à l’altérité, qu’il s’agisse d’études sur les interactions sociales diverses et variées ou sur la nuit. Je m’étais déjà intéressé aux représentations sociales des animaux il y a une quinzaine d’années avec quelques publications et quelques thèses que j’ai fait soutenir (dont celles de Lucile Deblaches et d’Eka Songoulashvili). Mais qu’y avait-il de plus radical encore que l’insecte, summum de l’altérité ? Or l’insecte en littérature et dans les arts ont fait l’objet de fort peu d’études.

Aviez-vous imaginé l’ampleur du sujet quand vous avez lancé le projet ?

Oui, je pensais que nous avions un vaste champ à explorer pour se faire une idée des représentations de l’insecte. Aussi fallait-il aller voir aussi bien en poésie, qu’au théâtre, au cinéma et dans les arts en général et bien sûr dans de nombreuses littératures. J’ai toujours aimé aborder un sujet de la manière la plus exhaustive et pour cela le travail collectif avec de nombreux collaborateurs a toujours été utile et humainement fort riche.

Quelles méthodes avez-vous utilisé dans votre travail: celles établis par les Animals studies ou vraiment les insectes représentent-ils un monde à part?

L’altérité des insectes exigeait une autre approche que celle des Animals studies qui se cantonne plus ou moins dans la question de l’anthropomorphisme et délaisse ce qui constitue la majorité de la biomasse terrestre ! Il suffit de voir parmi leurs très nombreuses publications,  l’extrême rareté avec laquelle on se souvient de l’existence des insectes ! Il y a là de quoi faire réfléchir sur un tel rejet et ses présupposés !

Les images littéraires des insectes contribuent-elles à nos connaissances de la nature ou on reste plutôt dans le domaine du symbolique ?

Tout dépend des littératures. Nombreuses furent les poésies à prendre l’insecte de manière métaphorique, le papillon pour le badinage amoureux par exemple. Les fables font aussi largement appel à un symbolisme bien établi Mais par-delà de l’image de la fourmi industrieuse, certains poètes prennent davantage au sérieux l’existence de l’insecte dans sa réalité propre. Déjà P.Perrin dans son recueil Divers insectes (1645) instaure un naturalisme poétique que la poésie scientifique ne fera que développer. L’observation attentive de l’insecte permet à beaucoup d’enrichir le champ poétique tout en lui donnant une plus grande vraisemblance. Pensons aussi par exemple au roman d’Abe Kôbô La femme des sables dans lequel l’aventure de l’entomologiste est mise en parallèle avec le piège du fourmi-lion.

Vous avez interrogé différents arts pour leur rapport envers les insectes : la littérature, les beaux-arts, le cinéma, la musique, la danse, l’art déco, etc. – quel était le domaine où la fascination pour les insectes vous a le plus surpris ?

Tout est surprenant chez les insectes. C’est vraiment un monde à part au point que l’on a pu parler d’êtres venant d’un autre monde, des espèces d’alien, etc. Le mimétisme, les métamorphoses, les comportements, tout étonne pour l’observateur.  La fascination est dans tous les domaines. C’est aussi pour cela que j’aime beaucoup le tableau de Spitzweg Le chasseur de papillons de 1840 ((Der Schmetterlingsfänger), très représentatif de la passion entomologique et de ses surprises.

Est-ce qu’il y a eu un moment dans l’histoire de la littérature et des arts en général où l’intérêt pour les insectes s’est montré particulièrement élevé ?

L’intérêt a sans doute commencé à la Renaissance où s’établit une véritable et légitime curiosité. L’observation empirique et la fabrique du microscope grâce à Jan Swammerdam (que Michelet appelait le « Galilée de l’infiniment petit ») ont agrandi le domaine des sciences de la nature et l’observation entomologique s’est diversifiée et enrichie. Sous la lentille d’un Robert Hooke les insectes sont magnifiés par cet agrandissement qui les rend à la fois merveilleux et redoutables. On prend la mesure de la complexité de leurs organes, de leur étrangeté et bizarrerie. La minuscule puce prend les allures d’un monstre fantastique. Les magnifiques dessins  des entomologistes depuis le Theatrum insectorum de Thomas Moffet, les pages de l'Album d'insectes de Joris Hoefnagel d’un réalisme scrupuleux et d’une vie très présente, les peintures de Marie Sibylle Merian rendent hommage à la beauté des originaux. Les peintres naturalistes ont joué un rôle certain dans la reconnaissance de l’esthétique des insectes.

Y a-t-il des époques et des cultures qui ont pensé les insectes différemment ?

Certainement. La culture japonaise par exemple attache une grande importance à l’insecte et les enfants sont élevés dans leur familiarité. Les œuvres de Fabre sont infiniment plus connues au Japon qu’elles ne le sont aujourd’hui en France par exemple. Cet intérêt  dépend des représentations de la vie. Il est certain que le boudhisme a une grande importance quant au regard porté sur les insectes et à la bienveillance qui leur est due. Chaque insecte peut être perçu très différemment suivant les préjugés, les coutumes, les idéologies des époques et des cultures différentes. Leur musicalité est par exemple différemment appréciée au Japon et en Inde.

Quelle est la morale que l’on tire de cette expérience ? Quelles sont les grandes leçons que ces petits êtres vivants nous donnent ?

La leçon que nous donnent les insectes est que la vie est aussi ailleurs que ce qu’on imagine et nous oblige à un décentrement. Nous-mêmes sommes des « insectes » sur cette vaste terre et nous oublions  trop souvent que nous ne sommes qu’une faible partie de cette vie que nous partageons avec tant d’êtres. En outre, l’altérité fondamentale des arthropodes nous interrogent sur nos propres limites cognitives.

Les insectes peuvent-ils nous servir de modèle – d’une vie collective harmonieuse et bien organisée comme celle des abeilles, des fourmis… ?

La vie sociale des insectes a souvent été perçue comme la représentation parfaite d’une société politique. Certains voient d’ailleurs dans la ruche des républiques, d’autres des monarchies, mais la transposition de ce mode d’organisation aux humains n’est pas possible, si ce n’est comme le rêve d’une communauté idéale, mais encore à quel prix ! celui d’un renoncement à la liberté, au libre-arbitre, à l’individualité. Cela dit, le comportement « civique » de l’abeille témoigne de qualités positives telles que le sens de l’organisation, la coopération, l’entraide et le labeur acharné.

Vous avez certainement étudié le motif de la métamorphose. Mais est-ce possible de parler d’une hybridité entre l’humain et les insectes ?

L’étude du motif de la métamorphose a été dirigée par notre collègue Hélène Vial, spécialiste d’Ovide, avec une série d’articles dont certains évidemment consacrés à Kafka en abordant la question de l’hybridité humain/insecte. De Lucien avec lequel la femme Myia devient une mouche à Levinas revisitant Kafka, tout en passant par La Mouche de David Cronenberg, la question du monstrueux est posée, tout comme l’hybridité, entre l’être humain et son animalité qui représenterait à la fois l’autre et lui-même.

Laquelle s’est manifesté comme l’espèce-maîtresse représentée par les arts – les papillons ? les abeilles ?

Oui, les papillons d’abord. Mais aussi les mouches qui dans certains tableaux font office de trompe-l’œil, invitant le spectateur de chasser la mouche d’un revers de main et dans d’autres sont un rappel à la vanité de toute vie. Des artistes comme Joris Hoefnagel ont peint le monde des insectes dans toute leur diversité et beauté.

Quelle était votre découverte la plus surprenante lors de cette vaste recherche ? Une œuvre méconnue ? Une interprétation artistique inattendue ?

La redécouverte la plus agréable a été la relecture des Géorgiques de Virgile en préparant notre séminaire sur l’apiculteur de juin 2022. La découverte la plus surprenant est sans doute le travail de John Knuth, qui après Hubert Dubrat et ses trichoptères, fait travailler les insectes pour l’art. Une partie de ses œuvres en effet a été peinte par des centaines de milliers de mouches qu’il a prélablement nourries de belles peintures acryliques de haute qualité mélangées à de l’eau sucrée.

Quelle est votre avis de la mesure dans laquelle la littérature et l’art nous aident-ils à la prise de conscience d’autres existences et individualités ?

La littérature et ses fictions sont des laboratoires expérimentant de multiples représentations de la vie, de la société et de l’existence. La métamorphose de Kafka est un exemple formidable d’une telle prise de conscience, la perspective de l’insecte qu’est devenu Gregor Samsa donne à voir sous un autre jour l’organisation familiales et sociale avec ses tensions et ses drames.

Votre travail sur les insectes a coïncidé avec l’installation durable du coronavirus dans la vie planétaire.  Notre temps n’est-il marqué par l’invasion des « petites bêtes »  (y compris les bactéries et les virus qui, selon les dernières opinions des scientifiques, sont bien des êtres vivants) ? L’homme est peut-être appelé à reconnaitre que tous les vivants ont une importance égale…

Un exemple de la représentation actuelle largement répandue de l’insecte peut être vu dans le roman de Jean-Marc Moura, La Guerre insaisissable (2018) qui a pour cadre la première guerre mondiale et la grippe espagnole, mais qui est d’une grande actualité prophétique quant à l’apparition d’une pandémie virale. L'insecte, degré intermédiaire entre le niveau humain et ce niveau élémentaire de la vie qu'est le virus, y est présenté comme un grand messager de mort apportant peste, choléra, tuberculose, etc. dans une vision d’un naturalisme bien pessimiste qui rappelle cependant l’importance égale de toute vie, source d’inspiration tant pour les poètes que pour les artistes